PETITE HISTOIRE N°22
Le 9 décembre 2019
Pas le temps, pas le temps, il claque la porte, court à toute allure, saute par-dessus les flaques d’eau, enjambe la balustrade, se précipite sur le trottoir. Il évite de peu la dame et sa poussette, contourne le vélo du facteur, trépigne en laissant passer la voiture avant de franchir la chaussée en deux bonds. La sangle de son sac chute de son épaule, il le rattrape au dernier moment. Il manque s’entraver dans la laisse à rallonge d’un chien, se dégage rapidement du lien sous le regard courroucé de la mémère à toutou, et reprend sa course folle.
La dame n’est pas contente. Voilà dix minutes qu’elle attend. Elle ouvre son agenda et vérifie l’heure du rendez-vous. Neuf heures trente, c’est bien cela.
Mais qu’est-ce qui lui a pris aussi d’accepter au dernier moment une entrevue avec cet homme qu’elle connaît à peine ? Certes, ses arguments étaient plus que recevables, sa proposition vraiment intéressante, conclure cet accord permettrait une réelle mise en avant de ces compétences, son patron serait enchanté, sa promotion assurée.
En regardant la pile des dossiers qui s’amoncellent sur son bureau, elle s’agace de ce temps perdu.
Il parvient tout juste à sauter dans le bus avant que la porte ne se referme. Après avoir fouillé dans sa poche, il passe sa carte de transport devant le lecteur puis se dirige vers une banquette libre sur laquelle il se laisse tomber.
La sueur coule le long de sa colonne vertébrale, il a une pensée haineuse envers le flacon d’eau de toilette qui lui a glissé des mains au moment où il en pressait le goulot contre son cou pour y déposer quelques gouttes. Merci maman de m’avoir offert un parfum sans vaporisateur ! Le contenu s’est intégralement répandu sur lui, l’obligeant à reprendre une douche, à repasser une nouvelle chemise avant de se rhabiller. Il est maintenant dégoulinant de transpiration et se demande s’il n’a pas oublié de remettre du déodorant.
Il refuse de penser aux conséquences de son retard. Son avenir entier dépend de ce rendez-vous.
Elle s’est décidée à ouvrir un dossier, plus question de perdre son temps. Au bout de cinq minutes, elle n’a qu’une envie : le refermer. Comment peut-on écrire avec autant d’erreurs d’orthographe ?! Son collègue est dyslexique, elle se souvient, elle excuse. Une faute qui crée un double sens lui arrache un gloussement amusé, qui s’étrangle dans sa gorge lorsqu’elle réalise le contenu de la phrase.
La proposition du dossier est presque identique à celle qu’elle s’apprête à présenter à la réunion de fin de matinée ! La personne qu’elle attend doit lui permettre de finaliser son projet. Sans l’accord qu’elle espère conclure pendant son rendez-vous, dans cette société où la majorité des cadres sont des hommes, elle perd ses chances d'obtenir ce poste qu’elle convoite depuis si longtemps. La préférence ira vers son collègue masculin, bien évidemment.
Elle regarde l’horloge. Vingt minutes qu’elle patiente. L’humeur noire qui la gagne ne laisse rien présager de bon quant à la façon dont elle va accueillir le retardataire.
Les yeux fermés, il répète mentalement les phrases qu’il a préparées. Il a pensé et repensé chaque mot, chaque tournure, il les reprend en boucle depuis qu’il a obtenu son rendez-vous, il en a même rêvé cette nuit. Il y en ajoute d’autres pour tenter de s’excuser le mieux possible de son arrivée tardive.
Puis il prend un paquet de mouchoirs dans sa poche, en retire un et s’éponge le front. Il ne veut pas regarder sa montre, il prie l’univers de toutes ses forces pour que son retard ne l’empêche pas d’être entendu.
Le bus est bientôt à destination, il saisit la sangle de son sac et la glisse sur son épaule, se lève et se dirige vers la porte. Dès qu’elle s’ouvre, il saute sur le trottoir et s’élance pour traverser la chaussée.
Elle ne tient plus en place, abandonne son fauteuil et déambule dans son bureau. La personne qu’elle attend désespérément a trente minutes de retard, la réunion qui doit décider de son sort commence dans deux heures. Mais qu’il arrive vite ! Deux heures seront presque insuffisantes pour parvenir à l’accord qu’elle voudrait conclure.
Un crissement de pneus et un bruit de choc la font se diriger vers la fenêtre. Le corps d’un homme dépasse à peine des roues du camion qui l’ont avalé. Le contenu de son sac est éparpillé sur l’asphalte, le sang qui se répand a déjà atteint les premiers dossiers.
Elle se précipite sur son téléphone et appelle les secours, sort de la pièce en courant et dévale les escaliers. Elle peine à se frayer un passage parmi les badauds regroupés autour du camion. Elle se penche sur un classeur et l’ouvre discrètement. Le nom et le sigle de sa société figurent sur les premières pages. Elle le referme d’un geste rageur, se relève et reprend le chemin de son bureau. Elle est foutue.
Il pousse enfin la porte vitrée et fouille le pub du regard, rencontre son visage, la grimace rigolote qu’elle lui adresse en pointant sa montre du doigt.
Un immense soupir de soulagement sort de sa poitrine et sa bouche sourit irrésistiblement.
Il plonge la main dans sa poche, y tâte la petite boîte et se dirige entre les tables vers la femme de sa vie.